Camarades amateurs de séries, abandonnez toutes vos affaires en cours. Et ne faites pas comme si vous aviez le choix.
Ne paniquez pas : Black Mirror ne compte pour l’instant que deux saisons, réparties en six livraisons de 45 minutes. Rien d’insurmontable, d’autant que chaque épisode est autonome – vous pouvez les regarder dans n’importe quel ordre, si ça vous chante. Le seul lien est thématique : toutes les intrigues traitent des nouvelles technologies, leurs usages privés et publics, leur explosion permanente des limites éthiques, philosophiques et surtout morales. La vieille antienne de l’homme seul face à la machine / le système / la meute bêlante, mais avec une grosse, grosse valeur ajoutée de perversité et de complexité dont la télévision britannique s’est rendue délicieusement coutumière.
Premier épisode : The National Anthem
Le premier ministre Simon Callow est réveillé aux aurores : la princesse Susannah, petite chérie du peuple, Lady Diana du 2.0, vient d’être enlevée. Le ravisseur n’a qu’une seule demande : que Simon Callow exécute un « acte contre-nature » (mieux vaut laisser la surprise…) en direct à la télévision nationale à 16h.
S’ensuit une course contre la montre haletante, invraisemblable, parasitée par youtube, facebook, twitter, les sondages, la concurrence des médias web et “traditionnels“, et avec en ligne de mire la question fatidique : Simon Callow va-t-il devoir se dégrader ? Les scénaristes vont-ils oser ?
Regardez donc pour le savoir, et n’oubliez surtout pas d’attendre les ultimes séquences déroulées pendant le générique (une petite spécialité de la série) : elles prendront votre malaise voyeuriste par le cou avant de lui retourner deux claques.
Deuxième épisode : 15 Million Merits
A l’aise, l’épisode le plus faiblard de la série, heureusement sauvé par d’excellents acteurs (hé, coucou Rupert Everett !), et une réalisation qui réussit des miracles avec une direction artistique pas facile-facile.
Faut dire qu’on est ici dans la science-fiction pure et dure, dans un futur aliénant où l’on doit faire du vélo toute la journée pour gagner des “Merits“, monnaie virtuelle permettant de manger, se loger dans des cases uniquement constituées d’écrans, regarder la télé ou s’inscrire à un reality-show.
Tout fun soit-il à regarder, l’épisode tend à dérouler son propos avec une bonne dose de lourdeur démonstrative, à peine rattrapée par un épilogue adorablement cynique.
Troisième épisode : The Entire History of You
Attention, petit chef-d’oeuvre. Le scénariste Jesse Armstrong (co-auteur de Four Lions, excusez du peu) a par ailleurs vendu les droits cinéma de son histoire à la société de Robert Downey Jr, qui devrait en produire un remake hollywoodien avec une sous-intrigue de conspiration politique. Ce qui est tout de même un peu con.
Il faudrait peut-être expliquer à Robert que l’une des grandes spécificités de l’épisode est justement son resserrement sur la sphère intime. Inventez une nouvelle technologie – en gros, un disque dur implanté dans le cortex permettant d’enregistrer tous ses souvenirs. Mettez-la dans les mains d’un mari jaloux, limite obsessionnel. Laissez mijoter à grand renfort d’une mise en scène sur le vif, attendez l’implosion, c’est prêt.
Portée par deux acteurs habités de façon troublante par leur rôle et leurs névroses, l’histoire prend toute sa puissance dans le cadre du huis clos, dans l’intimité frustrée des deux protagonistes. Pas besoin de donner dans le gore : la scène la plus atroce est sans doute celle où les époux font l’amour et visionnent chacun de leur côté des images du passé. Rien n’est dit, tout est suggéré par l’image.
Quatrième épisode : Be Right Back
Une jeune veuve, brisée par la mort accidentelle de son homme, fait appel aux services d’une compagnie spécialisée dans l’accompagnement des endeuillés. En scannant toutes les données laissées par le défunt sur Internet, la compagnie s’approprie sa personnalité à partir de son cloud. Elle commence par envoyer des mails et des textos à la veuve dans le ton du disparu. Puis une voix reconstituée numériquement lui passe des coups de fil. Puis…
Mélodrame à la douceur inattendue et à la cruauté retorse, Be Right Back détonne sensiblement dans l’univers Black Mirror. L’installation lambine, l’efficacité rentre-dedans du show laisse place à une émotion viscérale. La mise en scène colle au plus près du personnage principal, l’accompagne dans tous ses doutes sans rien épargner de ses tourments.
On n’est pas chez Lelouch non plus, les potos. Le postulat de départ vire à l’incongruité existentielle, au comique macabre, le mélo domine mais hoquette. Be Right Back est sur la corde raide, dans un équilibre précaire, mais marque une saine volonté de se renouveler en prenant quelques risques.
Cinquième épisode : White Bear
Une inconnue se réveille dans une chambre vide, la tête lourde et heurtée. Complètement amnésique, elle déboule dans des rues abandonnées en quête de secours. Les seules personnes qu’elle croise se contentent de la filmer, sans lui répondre, fuyant son contact. Elle fait signe à une voiture, qui s’arrête. En sort un homme cagoulé, armé d’un fusil, qui se met à lui tirer dessus.
Réalisation haletante, scénario dont la perversité se révèle au fil des retournements de situation tous plus violents les uns que les autres, White Bear est sans conteste l’épisode le plus hardcore d’une série qui n’a jamais hésité à donner vie à des concepts d’une rare malice. C’en est presque trop lors des séquences finales du générique, répétition morbide de tous les événements montée avec force hurlements sur la bande-sonore.
En fait, White Bear se montre aussi radical que Punishment Park de Peter Watkins, grand dynamiteur des codes télévisuels britanniques en son temps, auquel l’épisode est vraisemblablement un hommage. Pas tant par son intrigue, que par sa volonté de pousser la logique du système dans sa plus extrême absurdité. Pour le coup, c’est largement réussi.
Sixième épisode : The Waldo Moment
Le dernier épisode à ce jour, diffusé hier soir sur Channel 4, et regardé en direct sur le net par votre gros geek serviteur. Bizarrement, je crois que c’est la première fois que je vois des coupures pub (au nombre de trois, tout de même) qui font presque corps avec le propos d’une série. Vu le pitch de l’épisode et la remarquable crétinerie des pubs anglaises (sorry, les gars), c’était presque comme si les créateurs du show les avaient eux-mêmes choisies pour souligner notre basculement dans l’idiocratie – allez savoir…
Waldo est une pure création graphique, un ours bleu ultra vulgos vedette d’une émission télé, dirigé et doublé par Jamie, un comédien dépressif. Après une altercation avec un politicien, les producteurs du show décident d’envoyer Waldo sur le terrain politique, malgré les efforts de Jamie pour minimiser l’incontrôlable phénomène viral.
Une grosse satire qui avance avec des souliers de plomb, avant de dévoiler sa subtilité à mi-parcours grâce à l’évolution de son personnage principal, remarquablement écrit et nuancé. Sur une idée de Chris Morris (réalisateur de Four Lions, excusez du peu).